INTRODUCTION
Les risques environnementaux et sociaux (E&S) modifient le profil de risque du secteur bancaire et devraient devenir plus importants au fil du temps. Ils affectent les catégories traditionnelles de risques financiers, tels que les risques de crédit, de marché et opérationnels. Par conséquent, les facteurs environnementaux et sociaux peuvent affecter à la fois les risques encourus par les institutions individuelles et la stabilité financière de l’ensemble du système financier.
Partant de ce constat, l’Autorité Bancaire Européenne (EBA) a publié en octobre 2023 un rapport[1] visant à évaluer la manière dont le cadre prudentiel actuel pourrait évoluer afin de mieux prendre en compte les risques environnementaux et sociaux, notamment dans le cadre du Pilier 1. L’EBA a ainsi exposé sous forme de recommandations une série d’outils qui couvrent les risques de crédit, de concentration, de marché et opérationnel, pour différents horizons de temps (court-terme et moyen- à long-terme) et pour les deux approches : standard et basée sur les notations internes (IRB).
Ce rapport fait suite à un précédent rapport publié en mai 2022 dans lequel différentes pistes de réflexion quant à l’intégration des risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans le dispositif prudentiel avaient été explorées.
Compte tenu du contexte susmentionné, l’EBA propose notamment ce qui suit à un horizon de court terme :
- Encourager la prise en compte des facteurs environnementaux et sociaux dans les évaluations de crédit externes réalisées par les agences de notation.
- Encourager l’inclusion de facteurs environnementaux et sociaux dans les exigences de diligence raisonnable et l’évaluation des garanties immobilières.
- Exiger des établissements bancaires qu’ils déterminent si les facteurs environnementaux et sociaux constituent des éléments déclencheurs de pertes liées au risque opérationnel.
- Développer progressivement des indicateurs de risque de concentration liés à l’environnement dans le cadre des rapports de surveillance.
- Inclure les risques environnementaux dans les programmes de simulation de crise dans le cadre des approches fondées sur les notations internes (IRB) et sur les modèles internes (IMA) dans le cadre de l’examen fondamental du portefeuille de négociation (FRTB).
Bien qu’il ne soit pas un texte réglementaire contraignant, ce rapport donne aux banques les perspectives d’évolution de la réglementation en ce qui concerne le traitement des risques environnementaux et sociaux dans les années à venir, en leur permettant ainsi de s’y préparer au mieux.
1. LES PRINCIPALES recommandations de l’EBA
1.1. RISQUE DE CRÉDIT ET DE CONCENTRATION
1.1.1. Approche standard
L’EBA encourage à court-terme la prise en compte des facteurs environnementaux et sociaux dans les évaluations de crédit externes réalisées par les agences de notation.
L’EBA envisage pour le moyen à long-terme :
- L’intégration des facteurs E&S dans l’évaluation du collatéral.
- Une possible intégration de ces facteurs dans les pondérations de risque (RW) assignées aux garanties immobilières, tout en maitrisant le niveau de complexité de l’approche standard.
1.1.2. APPROCHE IRB
L’EBA recommande que les établissements intègrent dans le court-terme les risques E&S dans :
- L’assignement de la note (phase de la différentiation du risque) ainsi que dans la quantification du risque via les marges de conservation (MoC), la majoration « downturn » et le jugement humain, sous certaines conditions (stabilité de la performance globale du système de notation, données d’observation suffisantes et de bonne qualité, utilisation du jugement humain dans des cas spécifiques justifiés).
- Les programmes de stress tests.
- L’évaluation du collatéral bien immobilier.
L’EBA envisage pour le moyen à long-terme :
- Un ajout possible des risques E&S dans la liste des drivers définis dans les lignes directrices de 2017 sur l’estimation des probabilités de défaut (PD) et pertes en cas de défaut (LGD).
- Lorsque l’impact de ces risques se matérialisera dans les taux de défaut et de perte, les établissements devront les refléter dans les estimations des probabilités de défaut (PD) et des pertes en cas de défaut (LGD).
- Une possible implémentation de métriques de concentration améliorées, tenant compte des risques E&S. Cela pourrait se matérialiser par l’imposition de limites/seuils, d’add-on ou de coussins, avec des pénalités associées en cas de violation.
L’intégration des facteurs E&S dans la formule de pondération du risque (RW) n’est pas privilégiée à ce stade.
1.2. RISQUE DE MARCHÉ
L’EBA recommande que les établissements intègrent dans le court-terme les risques environnementaux dans :
- L’appétit pour le risque du portefeuille de négociation (« trading book »), dans les limites internes de trading et du processus d’approbation de nouvelles transactions.
- Les stress tests internes, notamment pour les établissements utilisant la méthode interne (IMA).
Dans le moyen à long-terme, l’EBA :
- Recommande une prise en compte des risques E&S dans le processus de surveillance des risques non inclus dans le modèle.
- Envisage de réévaluer la pertinence d’introduire un dispositif réglementaire explicite exigeant aux établissements d’appréhender les drivers des risques environnementaux dans leurs modèles internes.
1.3. RISQUE OPÉRATIONNEL
A court-terme l’EBA recommande que les établissements identifient le potentiel impact des risques E&S sur leur risque opérationnel.
Pour le moyen à long-terme, l’EBA va étudier la pertinence de réviser la méthode standard d’évaluation du risque opérationnel, en tenant compte des évolutions des textes du Comité de Bâle.
2. Difficultés de la prise en compte des risques E&S dans le Pilier 1
Les principales difficultés de la prise en compte des risques E&S dans le Pilier 1 sont les suivantes :
- La disponibilité des données et la qualité des notations ESG.
- Le manque d’historique et la faible profondeur temporelle des notations/grades et de définition du défaut incluant des critères environnementaux et sociaux.
- La non-linéarité des événements climatiques (aléas climatiques qui deviennent plus fréquents et plus intenses dans le temps).
- L’horizon temporel long (jusqu’à plusieurs décennies) pour les aléas climatiques liés au risque physique chronique (hausse des températures, du niveau de la mer, chute de la biodiversité et des ressources en eau, appauvrissement des sols, etc.).
2.1. DISPONIBILITÉ DES DONNÉES ESG
Le manque de données suffisamment granulaires et de qualité est l’un des principaux défis dans l’intégration des risques ESG dans le dispositif prudentiel, et plus particulièrement le Pilier 1.
De plus, il manque également des systèmes communs, standardisés et complets de classification de la durabilité.
D’autres difficultés sont liées à l’établissement du lien entre les informations ESG, prospectives par nature, et les paramètres prudentiels (qui suivent plutôt une approche historique).
Enfin, les notations ESG mises à disposition par les fournisseurs de données souffrent encore d’un certain nombre de carences, couvrant un scope limité et variant, et manquent souvent de transparence en termes de méthodologie. Cela est lié aussi au fait que la granularité des classifications de ce qui peut être considéré comme durable sur le plan environnemental et social peut varier selon les différentes classes d’exposition. La complexité est encore accrue par les difficultés liées à la définition d’indicateurs prospectifs communs.
Le résultat est une forte hétérogénéité des notations ESG entre fournisseurs de données externes, les performances ESG variant considérablement pour une même entreprise d’un fournisseur à l’autre. Un certain nombre d’articles académiques récents ont mis en évidence cette limite importante des données ESG actuelles (voir, par exemple, Berg et al., 2022 ; Dimson et al., 2020).
2.2. MANQUE D’HISTORIQUE ESG DANS LES NOTATIONS/GRADES ET DANS LA DÉFINITION DU DÉFAUT
En approche IRB les banques estiment en interne les paramètres de risque de crédit :
- Tous les paramètres (probabilité de défaut PD, perte en cas de défaut LGD et facteur de conversion des actifs hors bilan en équivalent du bilan CCF) dans l’approche IRB avancée (A-IRB).
- Uniquement la PD dans l’approche IRB de base (F-IRB).
Bien que la réforme de Bâle 2 ait donné la possibilité aux banques d’estimer elles-mêmes les paramètres de risque, ces estimations ont été récemment remises en question. En effet, le régulateur s’est aperçu que qu’il y avait des estimations différentes entre banques pour des portefeuilles similaires. Cela a donné lieu, d’une part, au programme IRB Repair, consistant à une revue par le superviseur des modèles internes des banques ayant la permission de les utiliser, d’autre part, à la révision de décembre 2017 de la réforme de Bâle 3 (appelée « finalisation de Bâle III » ou, encore « Bâle 4 » dans le jargon bancaire).
Dans le cadre du programme IRB Repair, l’EBA a publié des normes techniques de réglementation et des lignes directrices sur les méthodes d’estimation des paramètres de risque de crédit (dont PD et LGD) pour le calcul des exigences minimales de fonds propres (Pilier 1). L’approche recommandée par le régulateur est celle de l’utilisation des données historiques. Plus concrètement, les paramètres PD et LGD utilisés pour le calcul du capital réglementaire doivent être estimées selon une approche dite « à travers le cycle (TTC) », ce qui signifie que les expositions doivent d’abord être classées par note ou grade (étape de différenciation des risques) et la moyenne à long terme des taux annuels de défaut et de perte pour chaque note ou grade doit être considérée pour estimer la PD et la LGD respectivement (étape de quantification du risque).
Or, les notes ou grades internes attribués par les banques n’ont pas jusqu’à présent pris en compte les facteurs environnementaux ou climatiques, encore moins des facteurs sociaux. En effet, bien que certaines banques aient récemment commencé à prendre en compte ces facteurs dans leurs méthodologies de différenciation des risques, cela est relativement nouveau et il n’existe pas suffisamment de données empiriques (c’est-à-dire des notes ou grades qui tiennent compte des facteurs de risque environnementaux ou climatiques, ou sociaux).
Estimer les PD et LGD selon la méthodologie recommandée par le régulateur ne permet donc pas aujourd’hui une prise en compte des risques ESG dans le calcul des fonds propres au titre du Pilier 1.
De plus, jusqu’à présent, les critères environnementaux et sociaux ne rentrent pas dans la liste des signes d’absence probable de paiement qui permettent de classer une exposition en défaut même lorsqu’il n’y a pas d’arrière de paiement (cf. article 178 de la CRR et les lignes directrices de l’EBA sur la définition du défaut). En absence d’historique de défauts tenant compte des critères ESG, une fois de plus, il est impossible d’estimer actuellement les paramètres PD et LGD et de calculer des fonds propres au titre du Pilier 1 qui tiennent compte de ces critères.
2.3. NON-LINEARITÉ DES ALÉAS CLIMATIQUES
Avec le changement climatique, l’une des particularités des événements climatiques est qu’ils augmentent de manière non linéaire. Plus concrètement, les événements climatiques aigus comme les inondations et sécheresses deviennent plus fréquents et plus intenses dans le temps.
Par conséquent, lorsque on intègre les facteurs environnementaux et climatiques dans les paramètres de risque de crédit PD et LGD, une approche historique d’estimation de ces paramètres (telle que prévue dans la méthodologie recommandée pour l’approche IRB) sous-estimerait l’impact des facteurs environnementaux. La méthodologie recommandée par le régulateur pour estimer les paramètres PD et LGD en approche IRB n’est donc pas pertinente dans le cadre des risques environnementaux.
2.4. HORIZON TEMPOREL LONG DU RISQUE PHYSIQUE CHRONIQUE
L’objectif du capital réglementaire est de couvrir les pertes non anticipées à un horizon de temps annuel. Par conséquent, les paramètres de risque de crédit PD et LGD qui interviennent dans son calcul en approche IRB couvrent également un horizon annuel. Or, l’horizon annuel n’est pas compatible avec la réalisation de certains risques physiques, notamment ceux chroniques, dont l’horizon temporel est plus éloigné (tels que par exemple la hausse à long-terme des températures, la hausse du niveau de la mer, la baisse de la disponibilité des ressources, l’appauvrissement des sols etc.). Ce « manque de durabilité » conceptuel dans le cadre IRB actuel fait que les risques physiques chroniques peuvent difficilement être modélisés et appréhendés, alors même qu’ils peuvent impacter de manière significative nos économies et le système bancaire dans les décennies à venir.
3. Quelques pistes de remédiation
Compte tenu des difficultés exposées dans la section précédente, il serait souhaitable d’intégrer, dans un premier temps, les risques ESG dans les exigences de fonds propres au titre du Pilier 2. Cela peut se matérialiser de différentes manières, notamment :
- Par un calcul du capital économique plus conservateur que le capital réglementaire et qui tient compte des risques ESG.
- Via les stress tests climatiques et macroprudentiels tenant compte des risques ESG.
- Via l’évaluation du superviseur (SREP), d’une part, de l’intégration des risques ESG dans le calcul du capital interne, et d’autre part, de la considération de ces risques dans la stratégie d’activité et la gouvernance interne de la banque.
En outre, des mesures plus simples pourraient également être mises en place, telles que des limites d’exposition sur les secteurs ou activités fortement intenses en émissions de gaz à effets de serre ou ayant un impact environnemental significatif.
3.1. INTÉGRATION DES RISQUES ESG DANS LE PILIER 2
Le calcul du capital interne, également dénommé capital économique, permet à un établissement de couvrir des risques qui ne sont pas couverts par le capital réglementaire (tels que, par exemple, le risque de concentration ou le risque de modèle) et/ou de maintenir un profil de risque correspondant à un certain niveau souhaité de solvabilité, compte tenu de son appétit pour le risque. Le capital interne peut être calibré de manière à couvrir également les pertes relatives à des scénarios de stress. Par ailleurs, le capital économique ne doit pas nécessairement se conformer aux mêmes règles méthodologiques que le capital réglementaire et peut être plus conservateur que ce dernier afin de combler les éventuelles lacunes.
Lorsque le superviseur estime qu’il y a des risques qui ne sont pas couverts par le capital économique, il peut demander du capital supplémentaire qui correspond à des exigences de capital au titre du Pilier 2 (P2R). De plus, le régulateur peut recommander des fonds propres supplémentaires lorsque les pertes estimées par l’établissement en scénario de stress ne sont pas couvertes par le capital économique existant ; cela correspond à des recommandations de capital au titre du Pilier 2 (P2G).
Jusqu’à présent, les risques ESG n’ont pas été pris en compte dans le calcul du capital interne des banques et il n’y pas eu d’exigences du régulateur en ce sens. Cependant, les dernières lignes directrices sur l’évaluation prudentielle des banques (SREP) prévoient l’intégration des risques ESG dans le processus de supervision. Le superviseur devra ainsi évaluer, parmi les différentes vulnérabilités, les risques ESG et leur impact sur la viabilité et la durabilité du modèle économique et la résilience à long terme de l’établissement. Par ailleurs, dans la prochaine révision de ces mêmes lignes directrices, le régulateur considèrera la couverture des scénarios de stress climatiques par les recommandations de fonds propres (P2G).
La prise en compte des risques ESG dans le Pilier 2 (par le calcul du capital interne et par l’évaluation prudentielle) ne permet pas seulement d’anticiper l’intégration de ces risques dans le Pilier 1, mais également de remédier aux difficultés de cette intégration. Les banques pourraient ainsi évaluer leurs pertes potentielles dues aux risques ESG en utilisant leurs propres méthodologies d’évaluation des paramètres de risque PD et LGD (qui peuvent donc différer de celles recommandées par le régulateur dans le cadre de l’approche IRB). Par exemple, les banques peuvent ne pas considérer l’historique des taux de défaut et de perte par note ou grade (qui, pour rappel, n’ont pas jusqu’à présent intégré les facteurs ESG) et appliquer des modèles d’estimation directe (utilisant des lois probabilistes) de la PD et de la LGD, voire des approches prospectives (dites « forward looking ») comme c’est déjà le cas pour l’évaluation des pertes espérées de crédit et des paramètres de risque stressés.
Néanmoins, cela pourrait s’avérer difficile pour certains établissements bancaires, notamment les banques de relative petite taille, dont les capacités à développer de tels modèles peuvent être limitées.
3.2. IMPOSITON DE LIMITES SUR LES SECTEURS « POLLUANTS »
L’imposition des limites sur les expositions n’a pas été privilégiée dans le court-terme par l’EBA. En effet, selon le régulateur, il serait prématuré d’orienter les financements bancaires uniquement vers les entreprises innovatrices dans la transition énergétique car leur modèle d’activité n’est pas suffisamment mature ; le critère de rentabilité doit continuer d’être considéré comme un critère essentiel dans les décisions de financement des entreprises.
Néanmoins, l’imposition des limites réglementaires peut être un outil puissant pour diminuer les expositions des banques envers les activités et secteurs les plus « polluants » et les inciter à financer des activités plus durables ou permettant la transition écologique. De plus, cet outil a l’avantage d’être simple et de pouvoir être utilisé également dans les établissements de petite taille et non-complexes qui n’ont pas la capacité de développer des modèles.
Enfin, l’imposition de telles limites permettrait également de diminuer le risque de concentration sectorielle sur les activités qui ne sont pas durables sur le plan environnemental.
RÉFERENCES
Berg, F., Koelbel, J. F., & Rigobon, R. (2022). Aggregate confusion: The divergence of ESG ratings. Review of Finance, 26(6), 1315-1344.
Dhima J., (2023). Quels outils prudentiels pour des financements bancaires plus durables (Note), BSI Economics.
Dhima J., (2022). Les règlements actuels permettront-ils une véritable transition vers une économie durable ? (Etude), BSI Economics.
Dhima J., (2021). La réglementation bancaire à l’heure des risque environnementaux (Note), BSI Economics.
Dimson, E., Marsh, P., & Staunton, M. (2020). Divergent ESG ratings. The Journal of Portfolio Management, 47(1), 75-87.
EBA Discussion Paper: The role of environmental risks in the prudential framework, EBA/DP/2022/02, May 2022.
EBA Final Draft: Guidelines on common procedures and methodologies for the supervisory review and evaluation process (SREP) and supervisory stress testing under Directive 2013/36/EU (EBA/GL/2022/03).
EBA Final Draft implementing technical standards on prudential disclosures on ESG risks in accordance with Article 449a CRR (EBA/ITS/2022/01).
EBA Final Report on Guidelines on internal governance under Directive 2013/36/EU (EBA/GL/2021/05).
EBA Guidelines on loan origination and monitoring (EBA/GL/2020/06)
EBA Report on management and supervision of ESG risks for credit institutions and investment firms (EBA/REP/2021/18).
EBA Report on the role of environmental and social risks in the prudential framework (EBA/REP/2023/34), October 2023.
ECB Guide on climate-related and environmental risks, Supervisory expectations relating to risk management and disclosure, November 2020.
[1] The EBA recommends enhancements to the Pillar 1 framework to capture environmental and social risks